L'ÉNIGME DES ÉVANGILES



Les récits évangéliques sont exemplaires à plus d'un titre : peu d’histoires présentent avec autant de naturel (forme du témoignage) des événements aussi inouïs (contenu surnaturel : miracles, et surtout résurrection), d’où une tension extrême entre le crédible et l’incroyable ; cette tension est d’autant plus sensible que, par leur notoriété comme par leur enjeu, les Évangiles semblent inviter tout narrataire à prendre position (faut-il croire ou ne pas croire ?) ; enfin, il va de soi que, l’histoire n’étant connue par aucune source extérieure, on ne peut se référer pour fixer son jugement à une vision plus directe de la réalité :

« Pour connaître ces mystérieux événements d’origine, nous n’avons pas de source de connaissance qui ne soit chrétienne. Nous ne pouvons pas les contrôler par des monuments immobiles, par des rapports indépendants, comme seraient, par exemple, les allusions d’une histoire étrangère, une relation d’Hérode ou de Pilate. Notre unique source, c’est le récit que les fidèles ont fait, récit qui a longtemps passé de bouche en bouche, qui est resté enfin dans la seule mémoire. » (Jean Guitton, Jésus, Grasset, 1956, p. 224.)

Toutes les conditions se trouvent donc réunies pour donner naissance à des points de vue contradictoires, dont chacun, sûr de sa propre logique, prétend réduire les autres à une simple aberration.

— Que dit en effet le croyant ? Les évangélistes, avant toute chose, sont des témoins dignes de foi, leur récit porte les marques de l’authenticité ; ce ne sont ni des menteurs ni des naïfs, mais des hommes aussi lucides que sincères, qui racontent ce qu’ils savent pour l’avoir vu eux-mêmes (Matthieu et Jean) ou entendu de source sûre (Marc et Luc) :

« C’est ce disciple qui témoigne de ces faits et qui les a écrits et nous savons que son témoignage est véridique. » (Fin de l’Évangile selon saint Jean.)

« Puisque beaucoup ont entrepris de composer un récit des événements qui se sont accomplis parmi nous, tels que nous les ont transmis ceux qui furent dès le début témoins oculaires et serviteurs de la Parole, j’ai décidé, moi aussi, après m’être informé soigneusement de tout depuis les origines, d’en écrire pour toi l’exposé suivi, illustre Théophile, afin que tu te rendes bien compte de la solidité des enseignements que tu as reçus. » (Début de l’Évangile de Luc.)

Leur récit renvoie donc au réel, aussi extraordinaires que puissent paraître les événements. Il y a sans doute des incrédules, victimes de leur égarement (« ils ont des yeux et ne voient point... »), mais leur méprise ne change rien à la réalité.

— L'incroyant, quant à lui, suit le parcours inverse : le caractère surnaturel des événements s’impose à lui, et le conduit en conséquence à récuser l’histoire, quels que puissent être les narrateurs. Voltaire illustre bien cette attitude :

«  On a imprimé dans le Dictionnaire encyclopédique une chose fort plaisante ; on y soutient qu’un homme devrait être aussi sûr, aussi certain que le maréchal de Saxe est ressuscité, si tout Paris le lui disait, qu’il est sûr que le maréchal de Saxe a gagné la bataille de Fontenoy, quand tout Paris le lui dit. Voyez, je vous prie, combien ce raisonnement est admirable : “Je crois tout Paris quand il me dit une chose moralement possible ; donc je dois croire tout Paris quand il me dit une chose moralement et physiquement impossible.” Apparemment que l’auteur de cet article voulait rire... » (Dictionnaire philosophique, « Certain, certitude »).

La vraisemblance, ici, passe avant le témoignage. Il est aisé de transposer le raisonnement aux Évangiles : les faits relatés sont impossibles, donc les évangélistes ne peuvent pas être dignes de foi, qu’il faille voir en eux des falsificateurs, des illuminés ou de simples naïfs, eux-mêmes trompés par des récits antérieurs fallacieux (relais de narration). Certes, les croyants s’y laissent prendre, par naïveté ou par fantasme, mais leur vision est purement illusoire.

Chacun des deux points de vue est cohérent, mais l'antagonisme est irréductible.

L'étude que nous présentons ici sur le Quatrième Évangile ne permet évidemment pas de trancher le débat. Un examen attentif du « témoignage » attribué à saint Jean contribue, au contraire, à épaissir le mystère.

La signature anonyme, ou le mystère du « disciple que Jésus aimait »